Tradition & modernité. En choisissant ce thème comme fil conducteur de ce numéro de Foodîles, un nom s’est imposé immédiatement pour l’invité du dossier principal : Alain Jarny.
Lui, le doué qui, en cuisine, crée des mets à la fois traditionnels et modernes, originaux et savoureux. Lui, le battant qui, en entreprenariat, franchit les étapes, innove, en restant fidèle à sa « cuisine créole évolutive » et en dépit des coups durs.
À la tête de son restaurant, Gwot An Nou, depuis des années, le chef continue de développer ses activités, avec une épicerie fine Maison Jarny. Et le succès est au rendez-vous, grâce à l’amour, l’authenticité et la sincérité que met le chef dans toutes ses créations culinaires.
« Sé sa ki lanmou ! »
« Chez nous, nous ne faisons pas un manger ‘juste’. Si une cousine, un voisin passe, je n’attendrai même pas que cette personne me dise qu’elle a faim. Je lui demanderai si elle a déjà mangé et je serai déjà prêt à la servir. Sé sa ki lanmou ! Le partage, c’est l’amour.
Chef Alain Jarny, ce « savant fou » aussi déconcertant qu’enthousiasmant
Quand le chef Alain Jarny raconte son parcours, parle de sa cuisine, de ses ambitions et de la Guadeloupe, impossible de ne pas ressentir une foule d’émotions mêlées. La frustration qu’il ne puisse pas vraiment expliquer son processus créatif. L’admiration en réalisant son cheminement – non sans embûches – vers le succès. La tristesse, en constatant qu’avec plus de soutien, il pourrait aller encore plus haut, plus vite. Enfin, l’enthousiasme face à toutes ses réalisations, mais aussi sa passion pour son métier, son amour de l’archipel et de ses habitants, sa capacité à évoluer à tous les niveaux.
Lambi cuit à la crème de lambi à la truffe, légumes rissolés à la poêle : fruit à pain, oignons, carotte jaune et orange, panier courgette/lambi.
12 ans
La cuisine, le chef Alain Jarny l’a découverte lorsqu’il était enfant, en observant sa mère qui elle-même était cuisinière de métier. « Elle faisait des plats délicieux. Je restais à ses côtés lorsqu’elle était derrière ses fourneaux, même si elle m’ordonnait de partir. À chaque fois, je revenais et je prenais note de ses gestes, de ce qu’elle mettait comme ingrédients dans ses casseroles, du dosage des aliments », raconte-t-il. Et d’ajouter, avec un sourire : « Quand elle s’en allait de la maison, c’était à mon tour de cuisiner et de faire mes essais ! Je préparais des plats et j’étais content de servir ma mère, mes frères et sœurs à leur retour ».
Respect
« Dans ma cuisine, se retrouvent les saveurs d’antan, c’est-à-dire celles des Anciens – les grand-mères et grands-pères. J’ai toujours respecté la cuisine créole d’‘antan lontan’. La base, c’est eux !
Par ailleurs, pour le chef Jarny, il n’est pas possible d’affirmer qu’il existe une seule recette pour tel ou tel plat en Guadeloupe. « Chaque région, chaque famille, cuisinait selon ses moyens et avec les ingrédients à sa disposition. Il faut respecter cela. »
PRINCIPE
« La base de la cuisine créole, ce sont les épices ! »
Comment « revisiter » ?
« Tout les mets qui sont créés en Guadeloupe, avec des ingrédients guadeloupéens, sont de la cuisine guadeloupéenne. Cela veut dire que nous pouvons conserver ce qui a déjà été fait, mais nous devons aussi, nous, apporter quelque chose, participer à l’évolution de notre cuisine. »
« Tout peut être mélangé, mais il faut que les saveurs soient les bonnes. Si tu fais un ragoût, il faut qu’on ait le goût de la viande de cochon. Et seulement ensuite, tu cherches à ajouter des ingrédients qui vont conférer de l’originalité à ton plat. »
Photo 3 + légende : Millefeuille de lambi au fruit à pain (biscuit de peau de fruit à pain, soufflé de fruit à pain, lambi concassé, soufflé de fruit à pain, biscuit, soufflé, lambi).
Curiosité culinaire
« Lors de mes séjours à l’étranger, je goûte beaucoup. Je vais beaucoup au marché, au restaurant. Je pose des questions. J’apprécie ce que les gens font, j’accepte ce qu’ils me donnent. Je ne me permets pas de critiquer devant eux les mets dont je ne connais pas les saveurs, mais j’évalue et je note pour moi-même ce que j’aurais modifié. »
Grâce à ses voyages, le chef Alain Jarny a ainsi acquis une masse de savoirs, qu’il utilise pour créer ses recettes. Au fil de ses séjours, il a notamment découvert nombre d’épices africaines, italiennes, espagnoles, indiennes, asiatiques, qu’il allie aux aliments locaux. « J’ai toutes sortes d’épices dans ma cuisine et il ne faut pas qu’il m’en manque lorsque je vais me mettre aux fourneaux ! », s’exclame-t-il.
CONSEIL
« En cuisine, tout est une question de dosage. Il faut maîtriser la cuisine. »
« Cuisine créole évolutive »
« Lorsque tu es cuisinier, que tu connais très bien tes ingrédients, les dosages, tu connais déjà le résultat avant même d’avoir vraiment cuisiné un mets », assure le chef Alain Jarny. Et d’ajouter : « Quand j’arrive dans ma cuisine, j’ai déjà goûté le plat psychologiquement ! Je connais les saveurs et je les mélange dans ma tête. Au fur et à mesure, j’élimine certains aliments ». Cette science « mentale », qu’il ne parvient pas lui-même à expliquer, lui a permis d’élaborer des plats à succès, tel que son poulet au lambi, accompagné de sa salade de racines, de riz blanc ou d’une de ses inventions, le riz bokaz, réalisé́ avec des feuilles de bois patate.
« Tout ce qui est sur la terre et qui ne t’empoisonne pas, je peux le cuisiner, lui donner un sens. Je peux décliner un aliment en plusieurs façons. C’est naturel pour moi ! »
Aka Jarny
« Dans mon restaurant, ce qui était au menu hier ne l’est pas forcément aujourd’hui. Tout dépend du pied que j’ai posé par terre en me levant, de ma réflexion, de mon envie d’inventer. En salé, sucré, jus, alcool… Il y a toujours une nouveauté, une originalité. »
Le chef Alain Jarny propose des mets où figurent toujours des légumes, souvent en voie de disparition, des plats peu habituels tels que les gratins de cythères, de mangues, et d’autres préparés avec les plantes médicinales de chez nous. « Dans chaque plat, chaque jus que je prépare, il faut qu’il y ait une plante qui t’apporte un bienfait pour ta santé. C’est le ‘manjé santé’ ! »
AFFIRMATION
« En cuisine, il n’y a pas de limite. Je n’ai pas de limite ! »
Comment « sélectionner » ?
Sa créativité innée est boostée par son plaisir à faire découvrir aux autres ses réalisations : « Je ne crée pas pour moi, mais pour les autres. C’est le partage, la famille ! » Et de préciser : « Que je fasse un nouveau gâteau ou jus, il est proposé aux clients de mon restaurant de goûter. »
Ensuite, la même question est posée pour recueillir des commentaires : « si tu as un fin palais, dis-moi ce qu’il y a dedans ? » La conversation s’engage et le chef prend le temps d’expliquer la manière dont il a préparé ceci ou cela. « Ce sont ces retours qui me permettent de déterminer si je garde ou pas. Et c’est ainsi que j’ai pu apprendre ce qu’aiment ou pas les Guadeloupéens. »
Photo 4 + légende : Authentique art de vivre, le slogan de Maison Jarny.
Concept store
Le chef Alain Jarny a décidé de lancer Maison Jarny, son épicerie fine, pour « laisser des traces » : « Nous devons tous avoir servi à quelque chose, avant que nous disparaissions. Avec Maison Jarny, mes mets se retrouvent dans des bocaux. Si tu as besoin d’une soupe à kongo, d’un ‘trip é ti fig’, d’un court-bouillon, d’un calalou, tu peux passer à Maison Jarny. C’est une forme de conserve, avec sa date de péremption, mais sans produit chimique. Ainsi, même si je disparais demain, l’équipe pourra continuer le travail que j’ai fait. J’ai commencé à écrire un livre de mes recettes, car sinon je partirai avec beaucoup de créations qui sont uniquement dans ma tête. ».
CHIFFRE
« J’ai inventé plus de 300 produits. »
Manque de reconnaissance
« Cela fait 20 ans que je travaille. Tout ce que je crée, je le finance avec les bénéfices de mon restaurant. Il faut acheter des ingrédients, faire des essais, donner à goûter aux gens pour savoir ce qui fonctionne ou pas, et tout cela représente beaucoup d’argent investi », explique le chef Alain Jarny, qui regrette que ce pan créatif ne soit pas plus reconnu. En effet, il n’a perçu aucune aide, bénéficié d’aucun accompagnement, tout au long de ces années.
« Malheureusement, c’est lorsque tu es mort que les gens disent haut et fort tes mérites. La population doit analyser et reconnaître ce qui est bon, le travail qui est fait. Et ceux qui peuvent aider doivent le faire, afin que nous puissions laisser des traces. »
Comment « soutenir » ?
« En Guadeloupe, nous sommes très solidaires, car si demain nous devons nous battre pour défendre quelqu’un, nous irons. Cependant, nous ne sommes pas communautaires », regrette le chef guadeloupéen. En effet, selon lui, nous devrions tout faire l’effort d’aller dans les commerces que nous aimons pour acheter des produits et ainsi les soutenir, les maintenir.
« La réussite pour moi est un fantôme. J’aimerais maintenant pouvoir profiter de la vie : avoir juste à vérifier que les mets sont réussis, et ainsi pouvoir me reposer, faire un voyage ou deux, et enfin profiter. »
Propos recueillis par Mylène Colmar
Covid : union & création
- « Cette crise a favorisé les rapprochements entre membres de la famille, de l’entourage. Nous-mêmes, nous avons soutenu des clients malades, en prenant de leurs nouvelles, en leur apportant des repas. Cela a favorisé l’union en Guadeloupe. »
- « Durant le confinement, le fait d’être chez moi m’a permis de créer davantage, d’aller au-delà de ce que je faisais déjà, en matière de cuisine, de pâtisserie, de jus… »
- « Nous nous sommes davantage intéressés à nos plantes, nos feuillages. J’ai vu confirmer tout l’intérêt de mon ‘manjé santé’ que j’avais débuté bien avant la crise. »
Une si belle relation
« Il faut avoir une relation spirituelle, humaine, avec le client, car il a besoin de toi et toi aussi tu as besoin de lui. »
Instagram et Facebook : @Gwotannou